Text & Fotos © Lorène Lenoir

 vom Noise Magazine 2009
 

 

Chris Goss : Master Of Surreality

Plus connu pour son rôle crucial de producteur pour Kyuss, les Queens of the Stone Age, Mark Lanegan ou UNKLE, Chris Goss est aussi le membre fondateur (et seul permanent) des Masters of Reality. Collectif à géométrie variable fondé en 1988 par Goss et Tim Harrington, les Masters ont pu bénéficier de l’apport de musiciens aussi célèbres que Ginger Baker, Scott Weiland, Mark Lanegan, Josh Homme ou Nick Oliveri, que cela soit sur disque ou en live (l’impérial Flak n’ Flight retrace la tournée de l’album Deep in the Hole en compagnie de la plus grande partie des Queens de l’époque). Après une tournée annulée en 2004 pour raisons de santé, c’était pour le motif impérieux d’un éclair d’inspiration soudaine que les Masters of Reality annulaient leur venue sur le Vieux Continent l’année dernière. Mais Chris Goss a fini par être libéré par son exigeante muse, et après moult reports, a enfin sorti Pine / Cross Dover, le premier album des MoR depuis Give Us Barrabas, lui-même un recueil de chansons perdues, en 2004. Si l’Europe en général a droit cette année à la visite du parrain du desert rock (un titre qu’on lui affuble à son – massif – corps défendant), ce n’est pas le cas de la France et c’est pourquoi on s’entretient avec le sieur Goss lors de son concert au 013, Tilburg, Pays-Bas que les amateurs de Roadburn connaissent bien. Un retard énorme dû à une arrestation par la police allemande et une clé de tourbus cassée dans le contact aidant, l’interview aura lieu entre 2 heures 30 et 4 heures du matin, ce qui, dans un pays où la beuh est en vente libre, implique que les (excellentes, si, si) questions qu’on avait préparées passeront peu ou prou à la trappe, avec un Goss extrêmement inspiré qui parlera une heure et demie sans avoir grand besoin de relance… autant dire que cette interview ne retranscrit qu’une infime partie de la rencontre.

 

 

Pourquoi vous ne jouez pas en France ?

Eh bien, je me suis fié à ce que mon tourneur me disait quant à des dates en France, mais visiblement, les choses se sont passées différemment.

 

On dirait qu’il est particulièrement difficile en ce moment pour certains groupes de trouver des endroits où jouer dans notre pays, et plus particulièrement à Paris. Par exemple, Nick Oliveri n’a pas réussi à trouver de salle pour sa tournée acoustique, sa seule date sera au Korrigan, à Luynes, près de Marseille. Paris est souvent trop cher.

Oui, exactement. Paris est vraiment un endroit difficile à caser sur une tournée pour cette raison. Et bon, ça c’est perso, mais je suis un mec plutôt imposant… Et vous, les Français (Regard critique sur ma silhouette pourtant remplumée pour l’hiver, NDLR) vous êtes tout maigrichons, et tout est à votre mesure. Alors quand on te promet un « charmant petit hôtel » dans un quartier branché, et que t’arrives, que l’ascenseur ne fonctionne pas, que moi je me trimbale cent kilos de bagages dans une cage d’escalier étroite, et que je me trouve dans une chambre minuscule, il n’y a pas de bouteille d’eau, quand j’appelle la réception pour en avoir, on me répond « Ah ! Non, désolé, on a pas ça », c’est ce qui me rend dingue à propos de Paris. C’est un endroit où tu as le sentiment de devoir connaître tout le monde pour pouvoir être faire à peu près n’importe quoi, y compris trouver quelque chose à manger. Et les gens ne sont pas adaptables, t’arrives, t’as voyagé douze, treize heures, et une putain de bouteille d’eau, une corbeille de fruits, c’est mission impossible. Dans un pays où le bon vivre est érigé en mode de vie, c’est légèrement ironique, non ? On a l’impression que vous voulez le garder pour vous, ce fameux bon vivre à la française…

 

Pour être franche, même en y vivant, Paris est de plus en plus difficile – et chère, plus que Londres, ces temps-ci – à vivre.

Je peux imaginer. Je veux dire, c’est probablement la plus belle ville au monde, ça semble cliché, mais franchement, tu te prends une claque quand tu vois ça. Pourtant on a l’impression que les gens sont là pour décourager les visiteurs. Et d’un point de vue organisation de concerts, les salles rappellent pas quand on leur laisse des milliers de messages… et quand ils rappellent, c’est pour annoncer des prix délirants, les mêmes que pour des salles trois fois plus grandes ailleurs.

 

Oui, on s’en rend compte quand on voit le nombre de tournées qui ne passe même plus par Paris… Passons à un sujet moins douloureux et plus musical. J’ai toujours tendance à comparer la scène desert rock à une tribu, le Rancho de la Luna à une tente d’initiation et à Josh et toi à des chamanes qui apportent un sang neuf sans lien évident avec le désert (The Duke Spirit, 80’s Matchbox B-Line Disaster…) à la tribu.

C’est une vision romantique de la chose, mais elle est très intéressante. Je ne veux pas non plus qu’on pense qu’on est une sorte de société secrète…

 

Au contraire, c’est une société très ouverte sur l’extérieur et c’est ce qui la rend si particulière… et c’est très lié à l’ambiance particulière du Rancho.

Oui, c’est un endroit dont on ne peut que tomber amoureux, ce studio, et le désert qui l’entoure. Mais aussi, le fait que j’aie amené The Duke Spirit et UNKLE là-bas, c’est parce que je suis vaguement réputé en tant qu’arrangeur musical, pour le son de mes disques… J’ai eu la chance de naître à une époque qui m’a permis de faire l’expérience des années 70, et de tenir lieu de pont pour des gens qui ont vingt ans de moins que moi. La musique de ces années-là a une chaleur, une qualité sonore qui s’est perdue lors des années 80. Je n’ai jamais cessé de prêter attention à la musique, dans les années 80, je gagnais ma vie en tant que DJ de dance music, j’adore le « I Feel Love » de Donna Summer autant que « God Save The Queen » des Sex Pistols ou « Custard Pie » de Led Zeppelin. J’aime la musique quand elle est bonne, tout bêtement. Et c’est un vrai atout que d’avoir vécu ces différentes époques musicales, en particulier en ce qui concerne la production, car cela me permet de transmettre certaines valeurs à une nouvelle génération. De plus, souvent, les groupes arrivent avec une idée de chanson, mais ils n’en sont pas sûrs, et mon rôle est d’apporter une oreille neuve – j’ai tendance à faire confiance à mon intuition en ce domaine et j’aime travailler rapidement. Si j’aime au premier abord, je me trompe rarement. Bref, mon travail touche des gens de plus en plus divers, qui eux-mêmes touchent des gens de plus en plus divers et du coup, ça se répand peu à peu et c’est une bonne chose, car c’est justement ce que je cherche, toucher le plus grand nombre de gens.

 

Oui, c’est exactement ce qui est intéressant venant d’une scène qui aurait pu choisir le repli sur soi, comme beaucoup.

Oui, je veux dire, c’est incroyable, notre histoire inclut entre autres des membres de Cream et Led Zeppelin, y’a de quoi être fier. Nos tentacules s’étendent partout. J’ai même emmené Russell Crowe dans le désert ! Là, récemment, c’était Peaches qui y a passé deux semaines avec son groupe. Ils enregistraient avec mon ingénieur du son, Edmund Monsef, et Dave Catching, à qui appartient le Rancho. Je suis fier d’avoir fait découvrir Peaches aux Etats-Unis. Je l’ai entendue pour la première fois au Club Trash, à Londres, où officiaient DJ Errol (Francis, DJ de drum’n bass connu sous le pseudo de DJ Dextrous, NDLR) officiait, c’était en 2001, juste après le 11 septembre. Et Errol a joué un morceau de « The Teaches of Peaches » et je me suis dit « Bon sang, ce truc est génial, ça me rappelle la dance new yorkaise du début des années 80, genre ESG, les Sparks, avec un côté arty cabaret, genre une Yoko Ono sexy sous influence Berlin. Et c’est toujours une passion pour moi de découvrir de la musique et de la faire partager aux gens. Et quelques années plus tard, Peaches se retrouve à traîner avec des potes à moi en tournée (les Eagles of Death Metal, NDLR), devient énorme aux USA et vient passer Noël dans le désert. Pareil avec David Dewaele, de 2 Many DJs, j’ai travaillé avec lui pour l’album de Soulwax en 95, quelque chose comme ça, et c’est sous mon impulsion, en partie, que la transition s’est faite vers les Flying Dewaele Brothers, puis 2 Many DJs en apportant plus de samples, de funk. Enfin, pour faire court (rires), c’était David qui m’avait emmené voir DJ Errol mixer…

 

C’est étonnant comme on a l’impression que dès que quelqu’un rencontre un membre de la famille du désert, il finit toujours par produire quelque chose là-bas. C’est extrêmement fertile, comme scène.

Oui, ça a été le cas pour des gens comme Polly Harvey, Mark Lanegan… En fait, la raison pour laquelle je suis arrivé là-bas pour ne plus en repartir, c’est parce que ma femme ne cessait d’écouter une démo de Kyuss qu’un ami à elle lui avait donnée. Elle aimait la voix du chanteur, et ma première impression c’était surtout que ça me rappelait Danzig, qui était, comme les Masters, sur le même label, Def American, celui de Rick Rubin. Mais à force de l’écouter, ça a fini par me plaire. Fin 90, on entend dire que Kyuss jouait à L.A., c’était l’époque où Ginger Baker venait de rejoindre le groupe, autant dire que je planais complètement tellement j’étais fier, et je venais de quitter Def American avec qui j’avais un contrat absolument lamentable…

 

Tu sembles avoir tissé des liens très solides avec l’Angleterre, comment cela se fait-il ?

J’ai toujours été très anglophile, quand j’étais gamin, je voulais être un hippie britannique ! Les groupes anglais à l’époque étaient plus intéressants. Au début des années 70, à la mort de Morrison, de Hendrix, de Joplin, si tu voulais du rock un peu dur, c’était de l’autre côté de l’Atlantique qu’il fallait regarder. Jimmy Page, Cream, Humble Pie, tous les groupes de blues rock qui ont réussi à « gothiciser » le blues, à injecter une dose de mythologie européenne dedans. C’est en écoutant Led Zeppelin – bien évidemment, j’avais aussi trouvé ça chez les Beatles – que j’ai pris conscience qu’il existait un autre monde de sens que l’on pouvait intégrer dans le rock. Tout le rock de la fin des années 50, Chuck Berry, Little Richard, Elvis, c’était très primal, axé sur le corps, la décharge d’énergie adolescente. Les Anglais ont réussi à intégrer toute une dimension intellectuelle ainsi qu’un côté sinistre dans le rock. Et j’adorais ce côté sinistre… Cela a eu beaucoup d’influence sur mon éducation musicale. Pareil pour le rock progressif, tout le monde se moque de moi mais je suis un gros fan de Jethro Tull, du Yes des débuts, d’Emerson Lake and Palmer des débuts, du King Crimson des débuts, je précise toujours « des débuts », parce que ces groupes sont ensuite devenus autre chose… c’est toujours le cas après huit ans à faire le même genre de musique en rencontrant un tel succès, ça finit par se casser la gueule, sauf quand tu es U2 et que tu trouves un moyen d’exploiter les médias et de les manipuler comme Bono le fait. Je veux dire, d’un point de vue musical, ça fait longtemps que U2 ne m’intéresse plus, mais c’est leur manière de manier les concepts esthétiques modernes qui est passionnante. Et leur manière de laisser entendre que le monde à changé et que les règles ne sont plus les mêmes, ce n’est pas un message inutile. Radiohead y arrive aussi d’une manière différente. J’aime des gens comme Thom Yorke, comme Björk, qui transgressent ce qui se fait, ont toujours été populaires et ne vendront probablement jamais leur âme au diable en faisant la musique d’une pub de bière. Plus récemment, une fille comme Joanna Newsom, qui avec sa harpe trois fois plus grosse, me rappelle étrangement Jethro Tull et sa flûte dans le sens où c’est esthétiquement quelque chose de totalement pas relié au rock, avec une grande influence de la littérature et de la poésie. Enfin bref (rires), toute cette influence anglaise, c’est aussi pour ça que j’apprécie travailler aujourd’hui avec ceux qui sont nés dedans.

 

Et eux apprécient de se frotter à l’impression du désert, et en parlent autour d’eux, ce qui finit par donner l’impression que le désert est partout.

C’est la conjonction de plusieurs facteurs : rien que le fait que Coachella soit devenu l’un des meilleurs festivals du monde a permis à plein d’artistes de venir visiter Joshua Tree qui est juste à côté. Malheureusement, le festival lui-même tend à oublier ses racines. Pour moi, chaque année, il devrait y avoir une cinquantaine de musiciens locaux en invités d’honneur, dont moi, Josh Homme, les membres de Kyuss, Mario Lalli, tous les gens qui ont mis le désert sur la carte de la musique mondiale…

 

J’ai toujours pensé qu’il serait génial d’organiser un festival avec tous ces gens-là…

Tu as tout à fait raison. C’est ça que je veux faire. C’est l’étape d’après. Parce que maintenant, Coachella, plus personne ne sait qui je suis. C’est devenu si impersonnel, les gens de Goldenvoice ont totalement oublié d’où ils venaient. Ca laisse un goût un peu amer dans la bouche.

 

Pappy and Harriet’s (resto-bar-concert de Pioneertown, haut-lieu de la culture desert rock, NDLR), ce serait le cadre idéal.

Absolument ! Non parce que c’est grotesque, un jour, je suis sorti de scène avec une bouteille de scotch après un super concert des Desert Sessions, et quatre flics me sont arrivés dessus et m’ont confisqué la bouteille. Y’en avait un, un petit en plein complexe de Napoléon qui a décidé de me provoquer, il a pris la bouteille, un Glenmorangie à 40 dollars, et l’a vidée devant moi et moi, je tremblais de rage et je voyais que les autres n’attendaient qu’une chose, c’était que je perde mon sang-froid pour pouvoir me défoncer la gueule. C’est devenu un truc hollywoodien, ça nous a totalement échappé, c’est souvent le cas avec les événements populaires. Maintenant, je suis en position d’organiser un tel événement et les choses vont changer et revenir dans les mains de ceux qui le méritent. Quand je vois les pressions que mes amis du désert ont à affronter en général, moi qui peux me permettre de refuser de faire quoi que ce soit dans mon travail qui me rende malheureux, eh bien, ça me dérange. On s’est tellement amusés à faire ces disques du désert, Kyuss, les Desert Sessions, c’était un vrai bonheur à faire… Quand les Queens ont commencé à vendre des disques avec Rated R, tout a changé. Les influences extérieures sont innombrables, le poids de l’argent écrasant : « Allez, cette fois-ci, vous allez enregistrer dans un vrai studio à LA avec tel super ingé » en envoyant du cash à tous les vents, c’est chouette, clairement, pour un musicien d’avoir un gros chèque, mais si c’est pour faire ce dont on n’a pas vraiment envie, au fond de soi, c’est tragique.

 

C’est pas précisément ce dont vous avez besoin, des studios, des ingés son, du matos, entre le Rancho, ton studio, celui de Josh…

Voilà. Moi, ce dont j’ai besoin, c’est de rire. C’est la différence majeure entre le rock et tout autre type de musique, en particulier le classique : c’est mieux quand on s’éclate en le faisant. Cette vibe, je l’ai ressentie en faisant les disques de Kyuss, Rated R, le 80’s Matchbox B-Line Disaster. C’étaient des gens avec qui il était incroyablement excitant de travailler. Quand je ris beaucoup en studio, que je joue dans tous les sens du terme avec le groupe, je sais que ça va marcher. C’est donc un double plaisir, et je sais que les gens le ressentiront. Mais aujourd’hui, il y a tellement de sorties. Ce n’est pas juste une histoire de sortir un disque, c’est tout le cirque marketing autour, les grosses boîtes qui veulent être ton sponsor, savoir si ton disque va être en tête de gondole chez Wal-Mart ou Target. Et sur Internet, c’est pire, t’as deux millions de groupes sur MySpace, et 90% n’existent pas, c’est un gars dans sa chambre…

 

Note bien, une communication exclusivement basée sur le web, telle que la pratique Them Crooked Vultures, ça marche sacrément bien.

 Franchement, toute l’industrie musicale mérite de se casser la gueule, et je suis bien peu charitablement ravi que certains se retrouvent au chômage. Des gens incompétents qui n’ont jamais vendu un disque correct et qui ne se débrouillent à Hollywood grâce à leur spiel, leur capacité au bullshit, des mecs capables de vendre de la merde sur un plateau. Des mecs incapables de rigoler. Or le rire est signe d’intelligence, en matière artistique.

 

Tiens, c’est amusant, je me rends compte qu’on n’a même pas commencé l’interview (au bout de 45 minutes, NDLR). J’avais des questions, en fait. Donc le dernier vrai album des Masters remonte à 2001, tu peux nous dire ce que tu as fait entretemps ?

Des tonnes de choses ! J’ai acheté un ranch dans le désert, ouvert une boutique d’antiquités, je suis tombé gravement malade en 2004, passé treize jours dans le coma, et pendant tout ce temps-là j’ai aussi produit une douzaine de disques, j’ai pas eu le temps de m’ennuyer.

 

 

L’an dernier, tu as soudainement annulé ta tournée et repoussé la sortie du disque pour cause d’inspiration soudaine. Ca a apporté quoi au disque, cette année supplémentaire ?

Une compréhension de celui-ci. J’ai l’impression d’avoir mis le doigt sur quelque chose avec ce disque, il est plein de promesses, et il me donne l’impression que nous sommes à deux doigts de trouver ce que je recherche, ce qu’on recherche tous. Ce disque est une exploration de certaines options que je ne m’étais jamais permis d’explorer, je ne me suis jamais aussi senti libre. Depuis que je suis tout enfant, j’ai la ferme conviction qu’il existe des mondes parallèles, mais je gardais pour moi ce genre de pensées. Aujourd’hui, je n’ai plus peur, et c’est cette conscience que j’explore aujourd’hui dans ce disque. On me traite de fou ? C’est peut-être le cas. J’ai toujours eu une perception plus aiguë que la moyenne. Les fantômes, les esprits, je les ai toujours sentis. Quand j’étais dans le coma, j’ai eu des rêves qui m’ont confirmé que ce dont j’avais l’intuition était vrai, qu’il y a des niveaux d’existence que nous ne comprenons pas. C’est ce que ce disque retranscrit, et le fait d’être isolé dans cette perception, des territoires que Stanley Kubrick a explorés, que David Bowie a explorés. C’est quelque chose que j’ai du mal à transcrire en mots, alors je le fais par ma musique ; j’ai toujours su faire des bonnes chansons de rock, maintenant, je veux aussi explorer cette autre dimension. Je veux une musique qui parle au corps mais aussi à l’âme.

 

Est-ce pourquoi les deux mouvements dans le disque finissent par des instrumentaux ? Parce qu’au bout du compte, les mots ne servent à rien ?

Précisément. Je suis content que tu l’aies remarqué (rires). Ces deux morceaux sont des rêves. J’ai presque appelé l’album Merrily Merrily Merrily Life Is But A Dream, de la comptine « Row Your Boat » parce qu’il a une qualité surréelle. J’ai l’impression que le monde explore des nouveaux territoires : toutes les valeurs occidentales sont remises en question, cela crée une sorte de paranoïa chez ceux qui sont incapables de ce genre d’exercice, en particulier après le 11 septembre. Et ce qui en est sorti a un côté tellement irréel que parfois je me crois dans un rêve. Et quelque part je pense que c’est mon rôle de préparer les âmes pour le nouveau monde qui advient. Je me vois comme une sage-femme. Je ne suis pas très optimiste sur le futur de ce monde-ci. Il est irrémédiablement abîmé, et nous avons besoin d’un sérieux coup de pied au cul. Maintenant, il faut trouver un plan B, parce que sinon, on est foutus. Mais d’un autre côté, je sais que ce ne sera pas la fin du monde dans les dimensions parallèles. Et de toute façon, ce ne sera pas la fin du monde, mais la fin d’un monde, et bon débarras. Il est non seulement abîmé mais il est en train de se suicider aussi – et les médias adorent ça. CNN a déjà prévu la couverture de la fin du monde. Depuis le 11 septembre, les catastrophes ont leur musique adaptée à l’angle donné, (il chantonne) pour le point de vue des terroristes, des victimes, des autorités. Chaque cataclysme est une nouvelle mini-série, là c’est la grippe porcine, parce que l’audience de Ben Laden a trop baissé. Je pense que l’hyper dépendance à la technologie est l’un des symptômes les plus agaçants de cette frénésie de catastrophes. Et cette toute puissance de l’innovation a aussi changé la manière dont la musique était produite, ProTools, vocoder et toutes ces conneries. L’humain se laisse utiliser par la technologie au lieu du contraire, au bout d’un moment

 

(Le bassiste des Masters of Reality sur cette tournée passe la tête par la porte pour donner des nouvelles, NDLR) Tiens, oui, peux-tu me parler du line up des Masters pour cette tournée ?

Paul Powell, à la basse, vient de la funk (c’est aussi accessoirement l’ex-mari de Mathilda May, NDLR de Voici). Il est né pour le groove. Il vit à Ibiza. Matthias Schneeberger, c’est un des rares claviéristes que je peux tolérer, il fait tout pour s’intégrer à ma vision et me faciliter le travail. Et c’est un grand nom de la production, maintenant, c’est le producteur de Sunn O))) mais aussi d’innombrables amis, Che, Nick Oliveri, les Gutter Twins. Il a le talent de déceler ce qui fait l’alchimie chez des gens comme Lanegan et Dulli. Nous sommes tous deux des enfants de Brian Eno, les Brian Eno du désert (rires)… Quant à John Leamy, c’est mon complice depuis 1999.

 

Il y avait aussi ce côté tribu, famille artistique, avec Eno.

Oui, famille, c’est le terme. Quand cette scène dite « stoner rock » est apparue y’a une quinzaine d’années, en Europe, c’était un peu associé à une image de hippies attardés, à la Cheech and Chong, mais en fait, moi j’y vois plus une ressemblance avec la scène free jazz, on a remis les jams au goût du jour. Et j’ai poussé le principe jusqu’au bout avec « Alfalfa », sur l’album, un jam de 12 minutes avec quatre musiciens qui n’avaient jamais joué ensemble avant. C’était magique. J’ai voulu faire ce genre de musique toute ma vie, influencée par la fusion, des trucs à la Weather Report, y intégrer de la musique africaine… Le problème, depuis la mort de 103.1 (Une excellente radio californienne, NDLR), c’est qu’il n’y a plus de radios capables de passer ce genre de musique, de sauter de Kings of Leon aux Masters, de Joanna Newsom à Deerhof, de Peaches à Black Mountain ou Marilyn Manson, de la musique intelligente, avec de la profondeur.

 

Tiens puisque tu parles de lui, comment as-tu rencontré Jeordie White ?

On s’est connus en studio, alors que je répétais avec Nick et Josh pour la tournée de 2001 (qui donnera l’album Flak’n Flight, NDLR), en même temps que les Queens travaillaient sur Songs For The Deaf. Il est passé un jour. Mais en fait j’avais déjà rencontré Jeordie en 1992 lors du premier show de Marilyn au Whisky A Go-Go. Une fois encore, c’était ma femme qui me l’avait fait découvrir ! C’est une rockeuse, elle aime bien les mecs avec yeux maquillés, mais pourtant c’est moi qu’elle a épousé ! C’est l’artiste qui a fait trois des disques qui m’ont le plus marqués dans les années 90, j’étais plus fan de lui que de Nirvana. Pour moi, c’est un génie qui reflète formidablement l’état du monde et un excellent modèle pour les mômes, c’est encore quelqu’un qui en appelle à l’isolement que chacun expérimente dans son adolescence. Lui aussi voit des fantômes, et nous avons en commun l’envie de déstabiliser l’auditeur. Il y a une chanson sur l’album, « Worm In The Silk », qui traduit parfaitement cette envie.

 

Pourquoi avoir divisé l’album en deux parties ?

En fait, c’est simple : il y a une partie catholique et une partie bouddhiste. Pine est triste que nous ayons tout gâché. Cross Dover est prête à redémarrer et accepte l’échec. C’est ce que symbolise la cloche au dessus de l’océan de la pochette, l’exploration de nouveaux territoires.

 

Tiens, je voulais aborder le sujet du duo que tu as fait avec Josh, les 5.15ers. Tu as l’intention de refaire quelque chose du même genre ?

Peut-être, j’aimerais.

 

Je préfère la version de « Into The Hollow » du concert que celle sur Era Vulgaris.

Moi aussi.

 

Elle était plus fragile, plus touchante.

Je vois. Tu sais, Josh est devenu tellement célèbre qu’il en est arrivé à un point où il ne peut plus faire ce qu’il veut.

 

Je ne le vois pourtant pas accepter de plier. Il a pour moi l’image typique du mâle alpha qui dans sa volonté d’éliminer tout rival potentiel, a fini par effacer toute opposition autour de lui. Et c’est le problème des Queens actuellement, ce manque de stimulation par le conflit.

Je suis parfaitement d’accord. Il y a quelque chose qui s’est perdu. Je ne sais pas, ça part d’un bon sentiment : Josh est convaincu que le bien-être de plein de gens dépend de lui. « Je ne peux plus me permettre d’expérimenter, il y a vingt personnes dont le salaire dépend de si cet album se vend bien ». D’autres artistes réussissent à maintenir le cap créatif, mais je crains qu’en étant trop occupé avec l’aspect non musical du truc, il néglige le contrôle de la qualité.

 

En cela, ça peut lui faire du bien, cette expérience avec Them Crooked Vultures. Pour une fois, le poids de l’attention médiatique ne reposera pas seulement sur ses épaules à lui.

Ouais. La balance du pouvoir va être un peu bousculée.

 

Y’a eu quoi que ce soit en matière de Desert Sessions ?

Rien. Et c’est un problème. Ne pas même trouver le temps de passer trois semaines dans le désert pour créer, ça symbolise exactement toute la situation.

 

Concernant la réédition du premier album de QOTSA, il est venu te voir pour te parler de ses choix pour le remaster ?

Oui. Je pense qu’il a fait du bon boulot.

 

Y’aura des inédits ?

Je suis certain qu’il y en aura.